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LORIS GRÉAUD, AUX FRONTIÈRES DU VISIBLE ET DE L’IMMATÉRIEL

Après Yves Klein qui exposa le vide en 1958 1 et John Cage qui donna à entendre le silence en 1952 2, Loris Gréaud montre l’immatériel. Quinze ans après avoir investi le Palais de Tokyo, puis en 2013 la pyramide du Louvre et le forum du Centre Pompidou, l’artiste français (né en 1979) nous invite à arpenter un palais hanté par des sons, des fumées, des organismes vivants et des lumières hypnotiques.

Convié à prendre possession du Petit Palais édifié pour l’Exposition universelle de 1900 par Charles Girault, le « fantôme des musées » 3 a, de fait, conçu son exposition intitulée « Les Nuits Corticales » davantage comme une « rumeur », une « nébuleuse narrative » 4 que comme un « display d’œuvres » 5

« Une exposition interstitielle »

Constituée d’une « succession de rendez-vous », cette nouvelle exposition se déploie en effet comme un parcours esthétique (ou initiatique ?) depuis l’extérieur du musée jusqu’au jardin intérieur. Semblable à un « automate géant », elle met en branle toute une série de machines depuis une « sculpture séquenceur » aux allures de table de mixage manipulée par une « agente » dotée d’un implant… Intitulée Cortical – un terme désignant « l’enveloppe extérieure d’un organisme intérieur » cher à l’artiste, « [décrivant] à peu près toute l’exposition » 4, cette œuvre-machine contient notamment les échantillons de formiate d’éthyle, cette molécule terrestre découverte en 2009 au centre de notre Voie lactée, alimentant les diffuseurs de la sculpture olfactive invisible qui occupe la galerie sud. C’est aussi dans ce précieux coffrage que sont conservés les enregistrements des performances acoustiques des joueurs d’euphones faisant vibrer les « anges musiciens » installés au milieu des plâtres de la galerie des sculptures. Demeurant silencieuses en dehors de leur activation en fin de journée, avant la fermeture du musée, ces sculptures-instruments témoignent du caractère interstitiel de cette exposition « quasiment invisible » (et en même temps spectaculaire) où « on peut ne rien voir » 4. Ainsi, des organismes primitifs, les Physarum polycephalum, surnommés blobs, prolifèrent discrètement sur les îlots végétaux entourant les trois bassins du jardin dans un climat artificiel généré par des machines à pluie, à bruine et à neige.

De l’invisible au spectaculaire

À la frontière de la science-fiction et de la féérie, ce jardin intérieur offre aux visiteurs une expérience singulière, celle de l’ubiquité, leur permettant d’écouter les sons du monde captés en temps réel dans les confins du monde : au cœur de la forêt amazonienne, dans les profondeurs des mers de l’Antarctique, sous la banquise de l’Arctique, dans les plaines désertiques de l’Afrique ou encore la mer du Japon. 

Autre expérience à vivre, à l’extérieur, entre 21 h et 22 h, devant le portail principal : une expérience psychédélique. Alors que le musée est fermé, une Dreamachine, semblable à celle inventée par Brion Gysin en 1960, embrase la rotonde du Petit Palais et irradie le portail ornemental de battements lumineux hallucinogènes. « Un rendez-vous pendant lequel, tel un agent infiltré, “Les Nuits Corticales” trouve dans la boîte crânienne de ses regardeurs, sa plus belle apparition », puisque les fréquences lumineuses traversant nos paupières font apparaître des vortex colorés et même des images mentales… L’on comprend ainsi ici toute l’ambition de Loris Gréaud de créer, par-delà la forme, ou par-delà les formes, un espace mental à arpenter, un espace de liberté. « Il faut déployer l’art d’une autre manière », nous confiait ce nouveau maître de la Gesamtkunstwerk 7 (œuvre d’art totale) pour qui les musées « sont les derniers espaces de liberté ».

  1. Le Vide, Galerie Iris Clert, Paris, avril-mai 1958.
  2. 4’33’’ de silence, Woodstock, 29 août 1952.
  3. Voir l’article dans Acumen no 39.
  4. Citations de l’artiste issues d’un entretien accordé par l’artiste à Acumen le 25 septembre dernier.
  5. Citations de l’artiste issues de l’émission « Affaires culturelles » d’Arnaud Laporte, diffusée sur France Culture le 6 octobre dernier.
  6. Avec le professeur Michel André, pionnier de la bioacoustique.
  7. Concept issu du romantisme allemand et défini par Wagner au milieu du XIXe siècle. L’art total se caractérise par l’utilisation simultanée de plusieurs disciplines artistiques avec une portée multisensorielle visant à fusionner l’art et la vie. 

STÉPHANIE DULOUT

« Loris Gréaud. Les Nuits Corticales »

Petit Palais

Avenue Winston-Churchill, Paris 8e 

Jusqu’au 14 janvier 2024

greaudstudio.com

petitpalais.paris.fr/expositions/loris-greaud

France – Paris