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YAYOI KUSAMA / Fondation Louis Vuitton

« […] Faire partager les émotions et questionnements provoqués par certaines œuvres dont le pouvoir de « casser les règles » réinvente un rapport au monde » : telle est la ligne directrice de la Collection de la Fondation Louis Vuitton créée en 2006 par Bernard Arnault ; une ligne dans laquelle nous nous sommes reconnus. C’est pourquoi nous avons décidé de porter chaque mois notre regard sur une œuvre iconique de la collection qui compte aujourd’hui 330 œuvres contemporaines (créées à partir des années 1960) de 120 artistes internationaux. 

S’organisant « autour de lignes sensibles qui dessinent quatre directions : Contemplative, Popiste, Expressionniste, Musique et Son », « la collection ne veut rien ignorer de l’histoire dans laquelle elle s’inscrit, ni de la diversité des supports, des langages et des expressions. »

À la croisée de ces chemins et à la pointe de l’avant-garde et de la révolution des langages et des supports lors de sa création à New York en 1965, l’œuvre iconique que nous avons choisie pour débuter cette série, l’Infinity Mirror Room de l’artiste japonaise Yayoi Kusama, est ainsi emblématique de la collection, mais aussi de tout l’œuvre de cette grande prêtresse de l’art immersif et du happening, véritable légende vivante des sixties.

Premier d’une série d’environnements kaléidoscopiques, cette œuvre consiste en un espace clos, accessible par une porte unique, tapissé de miroirs et jonché de tubercules phalliques en tissu blanc à pois rouges – ces pois proliférants devenus la marque de fabrique de l’excentrique artiste. Un champ de phallus (Phalli’s field est le second titre de l’œuvre) se reflétant à l’infini… Immergé dans cette « peinture-paysage » hallucinatoire, « le spectateur est pris dans une expérience immersive multisensorielle intense », faisant entrer en collision, en une prolifération chaotique, les tubercules vénéneux avec son propre reflet : vertigineuse mise en abyme du regardeur s’abîmant dans ses infinis reflets fuyants. De l’espace infini à l’effacement perpétuel, l’œuvre fait doublement illusion. 

Elle est trompeuse aussi quant à sa signification si l’on ignore que phallus et miroirs sont des représentations du divin au Japon, et que l’artiste, atteinte d’une maladie mentale obsessionnelle et sujette à des hallucinations (de formes proliférantes) depuis une enfance traumatique, donne à sa pratique artistique une finalité cathartique, un pouvoir de conjuration.

Pionnière – et donc allègrement copiée et pillée (par Andy Warhol, qui imitera sa prolifération de motifs ; par Claes Oldenburg, qui s’inspirera de ses meubles hérissés de protubérances cousues main… ), Kusama fut, dès ses premières années d’activité à New York (où elle s’installe en 1958, à l’âge de 29 ans), radicale et provocatrice, notamment par son usage de la nudité dans ses body festivals hippies et autres naked performances, par ses dispositifs voyeuristes à connotation érotique et l’utilisation de son corps pour activer l’espace. De ses espaces immersifs et proliférants à ses agrégations de formes organiques envahissantes et autres sculptures accumulatives, l’apport de son œuvre avant-gardiste, longtemps restée dans l’ombre, a été considérable, et l’on peut dire qu’elle est à l’origine quelques-unes des œuvres-clefs de la seconde moitié du XXe siècle. 

C’est pourtant sans doute faute de reconnaissance qu’elle retourne, quinze ans après l’avoir quitté, dans son Japon natal. Internée volontairement dans un hôpital psychiatrique de Tokyo depuis 1977, elle continue aujourd’hui, à l’âge de 93 ans, depuis le studio qui lui a été aménagé, d’y répandre ses pois pour conjurer, encore et encore, les obsessions hallucinatoires qui l’envahissent. 

Tentative d’effacement au sein du multiple ? Quête de dissolution du corps dans l’infini incommensurable ? Angoisse ou désir de la disparition (Kusama est l’auteur d’un Manifeste de l’oblitération) ?… « Seule dans le bateau rose, j’essaie de naviguer sur la mer de la mort […] », déclarait, en 1998, l’artiste à une autre star de l’art contemporain, Damien Hirst. Une bribe de phrase qui en dit long sur cette épopée pop et tragique. 

Stéphanie Dulout