Par Mélissa Burckel
Par Mélissa Burckel
Anne-Flore Cabanis est une artiste française diplômée de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris.
Depuis 2001, elle dessine un tracé aléatoire au stylo sur papier. Cette écriture obéit à des règles simples : une ligne dessinée à main levée qui ne se croise pas et dont les angles sont toujours des angles droits. Après l’expérience d’un voyage d’étude au Brésil en 2005, elle traduit ce langage dans l’espace en lui faisant prendre différentes formes : performances, pièces sonores, collages in situ au ruban adhésif et installations en volume de lignes tendues.
Ses projets l’ont récemment amenée à intervenir au CENTQUATRE-PARIS, dans un collège d’Aubervilliers (93), à la gare de Metz, à La Filature (scène nationale de Mulhouse), et à l’étranger dans le quartier d’Ixelles à Bruxelles en Belgique ainsi que dans la ville de Taipei à Taïwan.
Elle vit et travaille à Paris.
C’est en 2013, lors de l’une de mes soirées 22:22 organisées dans l’un des clubs mythiques de la capitale, le Bus Palladium, que j’ai rencontré l’artiste Anne-Flore Cabanis. Mon concept de soirée consistait à inviter une personnalité du monde de la culture et à lui demander de programmer trois artistes musicaux et un artiste à exposer. Julie Gayet, actrice et productrice de cinéma, a été notre troisième programmatrice et c’est à cette occasion qu’elle m’a fait découvrir les œuvres d’Anne-Flore Cabanis.
Je me souvenais avoir déjà été impressionnée par son installation monumentale intitulée Connexions, réalisée au CENTQUATRE-PARIS un an auparavant. En visionnant le teaser de cette exposition, on se rendait compte de la précision que demande une telle installation et de la « juste » place qui est offerte à une œuvre d’art dans l’immensité d’un lieu d’accueil.
En voyant Anne-Flore Cabanis courir d’un bout à l’autre de la nef du CENTQUATRE-PARIS pour installer ces bandes colorées, j’ai eu la vision d’une sorte de rituel, une véritable chorégraphie artistique, un ballet poétique…
Les contraintes abolissent-elles toute forme d’improvisation dans le processus créatif ?
L’artiste Anne-Flore Cabanis nous livre son point de vue sur la question lors d’un entretien réalisé dans son atelier situé à Romainville.
Mélissa Burckel : Bonjour, Anne-Flore, comment vas-tu ?
Anne-Flore Cabanis : Dans cette étrange période que nous traversons collectivement, j’estime que je suis chanceuse, alors tout va pour le mieux ! J’apprécie les petits plaisirs de la vie et j’essaie de me concentrer sur l’essentiel.
MB : Trois mots pour décrire ce que nous vivons depuis le 18 mars ?
AFC : Nous expérimentons la vie et ses challenges. Elle nous demande de nous adapter à des situations imprévisibles et à puiser en nous l’inspiration pour tirer le positif de ces nouvelles expériences. Je ne sais pas si c’est une bonne description, mais en tout cas, c’est l’état d’esprit que je vise. Pas facile et très complexe parfois… Je suppose que rester humble face au monde est une option sage. Et puis, ce qui rassure peut-être, c’est que rien n’est permanent, donc cette période aussi passera !
MB : Je souhaitais aborder avec toi le sujet de la collaboration entre artiste et marque et, plus précisément, la notion de contrainte dans l’art. Tu travailles essentiellement pour des institutions publiques, des villes, des galeries d’art ou des foires. Lorsque je t’ai proposé de créer une installation dans un club de nuit, quelle a donc été ta toute première réaction ?
AFC : Mes nombreuses interventions dans l’espace urbain et les collaborations variées avec le CENTQUATRE-PARIS (lors de ma résidence et encore aujourd’hui) m’ont donné le goût des rencontres avec tout type de public. En effet, c’est tout aussi enrichissant d’aller à la rencontre des gens là où ils ne vous attendent pas avec une proposition artistique que de les inviter à découvrir celle-ci en galerie ou au musée. Alors un club de nuit ou une manifestation nocturne d’art, pourquoi pas ! Par ailleurs, les frontières entre les arts sont perméables, et j’avais eu la chance de faire de belles rencontres dans mon parcours, notamment dans le théâtre avec Jacques Bonnaffé et dans la musique avec Issam Krimi. En ce qui concerne la collaboration entre artiste et marque, d’une certaine façon, c’est l’histoire de l’art qui continue de s’écrire : les artistes ont toujours eu des commanditaires privés ou publics. Et pour reprendre ta formulation, je trouve « la notion de contrainte dans l’art » constitutive de la richesse du processus de création. Je ne compte plus les projets qui se sont à mon sens trouvés améliorés grâce aux contraintes des lieux qui les accueillaient et grâce aux imprévus techniques, Cela s’est encore vérifié cette année pour mon projet Espace de rêves, rêve d’espaces dans l’immense trémie du siège de la Française des jeux.
MB : Pour le projet dans le club de nuit, il te fallait réaliser une installation inédite qui devait être visible de nuit dans un espace très complexe accueillant du public. Quelle contrainte a été la plus compliquée à travailler ?
AFC : Il ne fallait pas descendre en dessous d’une certaine hauteur pour la sécurité du public. J’ai tout de suite considéré comme principales contraintes les comportements du public dans un club et la déambulation dans un lieu faiblement éclairé. Ma proposition s’est adaptée pour créer un parcours invasif qui donne la sensation de mouvements. Les lumières du club ont aussi permis d’amplifier certains effets.
MB : En visitant le lieu de l’événement, nous avons découvert des contraintes techniques telles qu’un système d’accroche complexe, un sol délicat et des hauteurs de plafond différentes. Et pour être aux normes de sécurité, tes bandes élastiques devaient être ignifugées avant l’installation. Est-ce que ce type de contraintes peuvent perturber ton processus créatif ?
AFC : En effet, mes premières idées étaient beaucoup plus folles que ce que j’ai finalement réalisé. C’est toujours un peu comme cela. J’aspire à faire seulement les concessions nécessaires et à négocier ce qui peut l’être pour rester fidèle à mon projet. Cela me rappelle le casse-tête qu’avait été la formidable carte blanche donnée par la ville de Metz pour leur nuit blanche en 2012 : la gare SNCF !! Ce projet a été un bel exemple de complexité stimulante. Le processus créatif dans le cas dont on parle est certes perturbé, mais c’est mon métier de rebondir, et puis je sais qu’il y a toujours une pépite à trouver dans un défi.
MB : Tu réalises des installations monumentales et, comme pour notre projet, il t’est impossible de pratiquer des installations « tests » en amont. Quelle est ta méthode de travail ?
AFC : Je travaille avec des maquettes virtuelles et/ou réelles. J’essaie de me projeter à échelle réelle en faisant des formats de 30 cm × 30 cm. Ce n’est pas évident, mais indispensable. Pour le projet de l’installation Connexions dans la Nef curial du CENTQUATRE-PARIS, j’ai même validé certains passages d’élastiques sur place avec un laser, perchée à 6 mètres de hauteur pour m’assurer qu’ils ne seraient pas bloqués par les colonnes du bâti, et cela se jouait à quelques centimètres !
MB : En observant l’ensemble de ton travail artistique (peintures, dessins, vidéos, installations), on remarque un point commun lié aux mathématiques, voire à la physique quantique. Est-ce bien le cas ?
AFC : Je pratique de façon intuitive des mises en forme de principes qui font penser à ces domaines de connaissances. J’aime la poésie qu’il y a parfois dans les principes scientifiques, comme l’idée que notre poids disparaisse en condition d’apesanteur, ou la théorie de la relativité à l’échelle du cosmos. Dans mon travail artistique, j’aime proposer des expériences humaines et sensibles de ces phénomènes. Par exemple, il existe des formules mathématiques qui correspondent aux paraboloïdes hyperboliques, les formes que prend l’installation in situ Connexions au CENTQUATRE-PARIS. Mon parti pris artistique a été de rendre ces formes si énormes que le corps devient un outil de jeu des perceptions et, tout d’un coup, l’espace, ou plutôt la perception de l’espace, est transformée et mouvante. Je suis d’ailleurs toujours très émue de voir les danseurs et les jongleurs, habitués du lieu, se mêler et faire corps avec cette installation. Dans la peinture Molécules, c’est l’ambiguïté entre macroscopique et microscopique qui m’intéresse. En dessin, mon « fil d’Ariane d’un labyrinthe imaginaire » – l’exécution de dessins de grand format en une seule ligne (qui ne se croise pas) – évoque la théorie des échelles ou encore les fractales.
MB : Quels artistes ont inspiré ton travail ?
AFC : J’ai été extrêmement impressionnée par une série de petits dessins réalisés par Malevitch que j’ai vue au musée national d’Art moderne de Paris lorsque j’étais étudiante aux Beaux-Arts. Du point de vue conceptuel, cet artiste m’a beaucoup apporté lorsque j’ai découvert son Carré blanc sur fond blanc de 1918 et son mouvement, le suprématisme. Cela a été comme une initiation à l’engagement dans une expression artistique proche de l’expérience spirituelle. Les œuvres de Marina Abramovic, Joseph Beuys, Gina Pane et tant d’autres sont aussi très inspirantes pour moi. Par ailleurs, la force du raisonnement développé par Marcel Duchamp sur son monde contemporain a contribué intensément à mes réflexions d’artiste, d’autant qu’il a exercé une influence incontournable sur l’art du XXe siècle.
MB : Quelles installations t’ont le plus marquée ?
AFC : Celle d’Anish Kapoor, Leviathan, qui fut accueillie en 2011 au Grand Palais à Paris lors de l’exposition « Monumenta », et l’installation Promenade de Richard Serra que j’ai vue à l’occasion du même événement en 2008. Au Japon, sur une colline de l’île de Teshima, j’ai découvert le musée qui est l’œuvre issue de la collaboration entre l’artiste Rei Naito et l’architecte Ryue Nishizawa. Et en me rendant sur l’île de Naoshima, archipel de l’art, j’ai eu la chance de me trouver dans un lieu où « l’art, l’architecture et la nature ne feraient qu’un » ; c’est un moment inoubliable.
MB : Tu as réalisé un dessin de 4,05 m × 3,36 m en une ligne à main levée pendant une résidence au CENTQUATRE-PARIS. La ligne ne se croise jamais. Trois mois ont été nécessaires pour achever ton œuvre. Dans quel état psychique étais-tu durant toute cette période ?
Est-ce que tu t’imposes un rythme et une hygiène de vie spécifiques ?
AFC : Trois mois pour un seul dessin, c’est long. L’avantage de cette résidence au CENTQUATRE-PARIS, c’est qu’elle me donnait un cadre sans pression. J’ai alors simplement travaillé, heure après heure. Cela n’a pas demandé d’hygiène de vie particulière. En revanche, ce travail a requis une hygiène mentale très exigeante. En effet, énervement, impatience, ennui et découragement ont été des sentiments quotidiens à dépasser. C’est à cet endroit précis que tout s’est joué. J’en ai retiré une force et une détermination initiatique.
MB : Quels sont tes prochains projets ?
AFC : Je produis beaucoup en atelier en ce moment, surtout peintures et dessins. Je prépare notamment une exposition personnelle qui se tiendra dans une galerie à Taïwan. J’explore aussi de nouveaux sujets, et je mène de nouvelles recherches. Côté installation in situ, je suis en train de terminer un projet dans l’espace urbain du budget participatif de la ville de Paris, coproduit avec CENTQUATRE-PARIS, au 54, avenue Simon-Bolivar dans le 19e arrondissement. Il s’agit d’une intervention sur un escalier menant à la butte Bergeyre, et j’ai choisi le métal pour cette réalisation. Les passants peuvent déjà la découvrir.
MB : J’ai hâte de voir ta nouvelle création ! Merci Anne-Flore.