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“Portrait d’artiste” par Mélissa Burckel Directrice Artistique – Curatrice

Clémentine Henrion est une designer française diplômée de l’École supérieure des arts appliqués Duperré. En plein Marais, elle dirige son studio de création baptisé Design For Pragmatic Daydreamers (« design pour rêveurs pragmatiques »).
Elle travaille à la direction artistique de projets aussi éclectiques que ses domaines d’intervention : set design, scénographie, design de mode et illustration.

J’ai découvert le travail de Clémentine Henrion lors de la 34e édition des Journées européennes du patrimoine à Éléphant Paname.
Le lieu avait donné carte blanche à Clémentine sur le thème de la jeunesse.
Je me souviens avoir été transportée par son installation onirique, qui mettait en exergue « l’envol d’une jeunesse poussée par l’audace de l’insouciance »

Quelques années plus tard, j’ai contacté Clémentine dans le cadre d’un projet pour la marque mexicaine de tequila ultra premium « Patrón » (groupe Bacardi-Martini France) à la demande de l’agence Moma Event.

Un évènement inspiré des rituels de Día De Muertos, fête traditionnelle populaire au Mexique, pour lequel Clémentine Henrion a réalisé un Autel personnalisé.

Axes de recherche, contraintes, respect des traditions: comment bien réussir une collaboration artiste-marque?
Clémentine Henrion offre à Acumen Magazine quelques éléments de réponse lors d’un entretien réalisé dans son studio parisien…

Mélissa Burckel: Bonjour  Clémentine, comment vas-tu ?

Plutôt bien, merci Mélissa !
Je commence tout juste à me réapproprier cette vie post- confinement. J’ai bien aimé cette parenthèse spatio-temporelle. Et les premiers jours de reprise, le bruit et l’agitation de la ville ont été assez perturbants, à la limite de la violence. Heureusement, les projets se remettent en marche et cela aide à reprendre confiance.
L’envie de créer est toujours là et les collaborations sont encore plus essentielles qu’avant.

Trois mots pour décrire ce que nous vivons depuis le 18 mars ?

Spleen-et-idéal ! Pardon pour le jeu de mots, mais cette crise inédite m’a donné la sensation d’être prise dans un paradoxe total. Entre un sentiment de noirceur grave, un cauchemar qui persiste au réveil, chaque matin. Et aussi l’aspiration très concrète à un bonheur simple et à portée de main, débarrassé du superflu.
Dans ces moments angoissants où l’on ne sait plus rien, quelle bénédiction de pouvoir trouver refuge dans nos rêves

Je souhaitais aborder avec toi le sujet de la collaboration entre artiste et marque et, plus précisément, la notion de contrainte dans l’art… Lorsque je t’ai proposé de créer un Autel pour un évènement de marque, quelle a été ta toute première réaction ?

Évidemment se pose toujours la question de faire cohabiter un univers personnel, donc un minimum égocentré, et les contraintes d’une marque avec les enjeux commerciaux. Mais, connaissant ton savoir-faire et ton audace, j’ai tout de suite été en confiance ! Ton projet d’Autel m’a parlé tout de suite. L’au-delà, le souvenir des êtres disparus, le lien entre les mondes terrestres et célestes sont tous des thèmes qui m’inspirent depuis de nombreuses années. Ma chère sœur, artiste plasticienne, et moi-même avons travaillé main dans la main à la construction de mon studio de création. À sa disparition en 2011, j’ai dû réapprendre à m’enthousiasmer, à rester aussi solaire qu’avant et même plus encore.

C’est par instinct de survie et en hommage à sa générosité que mon travail s’est orienté dans cette direction : continuer à bâtir, coûte que coûte, des mondes ultra-colorés, légers, optimistes, en pleine conscience de cette autre réalité. Surmonter l’épreuve du deuil m’offrait l’arme ultime pour y croire.
Un autel, c’est comme un appel vers le Ciel, une ouverture infinie et confiante vers l’incompréhensible et l’insaisissable.
C’est pourquoi construire pour toi un autel sur le thème du Día de Muertos m’est apparu comme un cadeau, car tu savais tout cela.

 

SCENOGRAPHIE CLEMENTINE HENRION

Notre concept était déjà bien établi, le lieu choisi… Tu as du prendre en compte pas mal de contraintes techniques, respecter l’ADN de marque, les délais de production, le budget… Avec quelle contrainte cela a-t-il été le plus compliqué de travailler ?

Le défi le plus complexe était de réussir à mettre en scène une expérience de recueillement mystique – donc une émotion très personnelle, propre à chacun – tout en gardant à l’esprit que l’installation en elle-même (un Autel- Photocall) serait un lieu de passage. Le spectateur, invité à se perdre dans ses pensées, deviendrait aussi acteur de l’installation et serait mis en exergue au milieu d’offrandes, noyé dans la lumière. Comment faire exister cette bulle intime et contemplative dans le tumulte tourbillonnant de la fête

En tant qu’artiste, penses-tu que les contraintes abolissent toute forme d’improvisation dans le processus créatif ?

Au contraire, pour les œuvres de commande, je considère les contraintes comme un excellent point de départ, un cadre qui éclipse la fameuse angoisse de la page blanche.

La contrainte est un défi posé, et notre créativité redouble grâce à elle, car le client nous attend au tournant ; c’est là que notre créativité entre en jeu et doit faire ses preuves, de la façon la plus inattendue. Le rendu gagne d’ailleurs souvent en puissance, car il est nourri à la fois par l’originalité de l’artiste et par l’expérience professionnelle du client.

Quelle est ta méthode de travail ? Est-elle toujours identique quel que soit le projet ?

J’aime envisager mon processus créatif comme un concept global : je « prototype » des idées en lien avec des réminiscences sensitives pour leur donner une matérialité plastique. Je commence par chercher quantité de visuels pour imaginer l’univers qui tournera autour de mon histoire. Dans le cas d’une illustration (même publicitaire), mon histoire débutera avec un titre drôle et inspirant, et ensuite je brosserai tout le tableau qui vivra autour. J’utilise la symbolique, les jeux de mots, les clins d’œil, les références poétiques.

Chaque élément esquissé ne sera jamais là par hasard. Tout doit se tenir, se justifier. Pour une installation, c’est carrément mon imagination qui trippe en 3D. Comme en méditation, j’entre en immersion complète dans l’installation « rêvée ». En découlent des jours et des nuits à cogiter, à dessiner, à penser aux sensations, aux couleurs, aux phrases que j’aimerais faire résonner dans l’esprit du spectateur. Le concret rejoint ensuite mon processus, avec son lot de contraintes, de calculs et de précision

Et dans le cadre de l’Autel personnalisé?

J’ai commencé par me documenter sur l’histoire du Día de Muertos, à visionner des vidéos, à écouter des musiques chantées sur les tombes au Mexique pour imaginer ces ambiances, les émotions exacerbées, les odeurs de la nuit dans les cimetières avec leurs offrandes, leurs fleurs, l’encens… Puis j’ai cherché une mise en scène qui permettrait de ressentir cette authenticité.

Pas facile de parler de la mort dans le cadre d’un évènement festif et, malgré tout, commercial. J’ai donc songé à une entrée en matière, à un cheminement telle une procession quasi-religieuse, accompagnée d’effets de lumières et de phrases suspendues, extraites de chansons et de poèmes. Le soin du détail porté à chaque offrande magnifiée était pour moi un moyen supplémentaire d’inciter le spectateur à la contemplation.

 

creation clementine henrion

Concernant l’étape du montage de tes installations, est-ce que tu t’accordes des modifications et/ou des axes d’amélioration ? Et dans le cadre de la réalisation de l’Autel ?

Pour toutes mes installations, je fais de nombreux dessins préparatoires, des simulations sur photos et des plans. J’aime prévoir les postes dits « à risque » pour qu’il n’y ait pas de déception du rendu in situ. Évidemment, il faut tout de même s’attendre à gérer des impondérables… et on découvre aussi toujours des heureuses améliorations à apporter à l’ensemble, le jour du montage.

C’est très excitant car c’est dans ces moments- là que notre savoir-faire se peaufine, parfois avec la peur de ne pas y arriver à temps. C’est une sacrée dose d’adrénaline et c’est aussi là que nous nous sentons à notre place : savoir improviser dans toutes les situations, rester serein et créatif, contre vents et marées.

Dans le cas de l’Autel Amor Eterno, la structure de base était sous-traitée, donc pensée au centimètre près et validée en amont par le client. Ma marge d’amélioration résidait dans toute l’accessoirisation. J’allais découvrir réellement le jour du montage comment mes offrandes exubérantes et la structure de base encore nue allaient cohabiter dans le lieu très énigmatique du musée de la Chasse et de la Nature

Peux-tu nous dire quels artistes t’inspirent ?

David Hockney, Delphine Coindet, Anne Bourse et Gregory Cuquel. Et enfin, je ne me lasse jamais de regarder les illustrations pour enfants de Pierre Probst

Quelles installations t’ont beaucoup marquées ?

La mise en scène de Robert Wilson pour l’opéra de Philip Glass Einstein On The Beach au théâtre du Châtelet.

Lee 121 !, le déboussolant brouillard vert surnaturel d’Ann Veronica Janssens.
Kitchen, une cuisine américaine intégralement construite en minuscules perles de verre par l’artiste Liza Lou.

L’Expédition Scintillante, Act 2 (light show) de Pierre Huygue, présentée au MAC de Lyon à la Biennale de 2003

À quoi  ressemblerait l’installation que tu rêverais de réaliser ?

Elle prendrait la forme d’une grandiose free party techno imaginaire, au son un peu étouffé comme dans un rêve de coton, et j’aurais le bonheur d’y expérimenter toutes mes disciplines de prédilection. Baigné dans la pénombre nocturne d’une forêt humide, on déambulerait sous un ciel de créatures aériennes – cerfs-volants immenses – translucides comme des vitraux aux lueurs changeantes. Au sol, sur un lit de feuilles couvertes de rosée, des tentes Quechua seraient animées d’imprimés numériques phosphorescents et il en sortirait des fumerolles colorées.

Des totems-sculptures en verre soufflé multicolore seraient les divinités présidant cette grande messe « technifolle ». 

Peux-tu nous parler de ton prochain projet ?

La direction artistique de « Milky Ouais », une marque-concept créée en binôme avec mon amie Amélie Fiat, dédiée à la création d’objets rares et hyper fun pour l’univers de l’enfance et de l’adolescence… le lancement est prévu pour l’automne 2020. Et une quatrième collaboration de sneakers avec Le Coq Sportif, à découvrir en juillet 2021.

 

SCENOGRAPHIE CLEMENTINE HENRION

Les 5 coups de coeur de Clémentine Henrion 

 Ta galerie d’art préférée ? La galerie Dominique Fiat et la galerie Semiose.

 Ta dernière grande émotion artistique ? Après le confinement, j’ai emmené ma petite fille à l’église Saint-Gervais, au détour d’une balade. Sans le savoir, nous sommes arrivées pour l’office des vêpres. L’écho paisible des chants, dans ce contexte inédit, était très réconfortant et m’a rappelé mes jeunes années, quand nous pouvions encore pénétrer dans cette église tard dans la nuit, un peu ivres et heureux de vivre. J’en garde le souvenir d’une sérénité hors du temps.

 Ton lieu d’inspiration ? Les loueurs de décors et d’accessoires pour le cinéma et l’évènementiel, Lanzani et Defrise, chez qui on trouve toutes sortes d’objets incongrus. C’est un vrai voyage dans le temps et un très grand bonheur quand on aime les odeurs de nostalgie et se raconter des histoires.

 L’une de tes adresses favorites ? Le jardin secret des Archives nationales, avec ses bosquets insoupçonnables et sa petite mare ravissante.

Ta madeleine de Proust ? L’appel de la Nature cachée dans Paris : l’odeur des quais de Seine, mélange de vieille pierre fraîche et moussue, d’eau filante un peu vaseuse  jouant dans les rayons du soleil, et d’Histoire très lointaine qui transporte illico mon cœur sur les bords charmants du Loing, dans la maison tant aimée de mes grands-parents… 

Et le cri des mouettes au-dessus du Marais, comme si, en tournant au coin d’une rue, on allait découvrir une petite plage cachée, et la promesse de revoir la mer, bientôt…